Amis pour la vie
Frédéric Mitterrand
En librairie dès le 12 février 2025
Lorsqu’en novembre 1924, la colère explose dans le port de Douarnenez, Louise, la Républicaine à la voix prodigieuse, est l’une des meneuses qui vont entraîner 3 000 ouvrières des sardineries dans ce qui restera la plus grande grève féministe du XXe siècle. Parmi elles, Rose, une jeune paysanne catholique. Contre les cadences infernales, les salaires de misère, les enfants exploités, le combat est juste. Pour obtenir ce franc de l’heure tant espéré, ces femmes dociles et résignées vont se révéler capables de toutes les audaces. Louise et Rose, entraînées dans ce vertige libérateur, vont même oser s’aimer. Aussi différentes soient-elles, elles découvrent dans le lit clos, l’ivresse de jouir de son corps comme de sa pensée. Mais le joug social reste le plus fort. Une fois la fièvre de la grève retombée, l’éducation, la tradition et la religion reprennent leurs droits. Tandis que Louise refuse de renoncer à cette liberté si durement gagnée et s’enfuit à Paris pour vivre sa vie de femme libre, Rose, effrayée, ne songe qu’à rejoindre les rangs des mères de famille soumises. Chacune poursuivra son chemin singulier jusqu’au jour où la vie les mettra de nouveau face à face.
Homme de télévision, de radio et de cinéma, écrivain, Frédéric Mitterrand (1947-2024) a été ministre de la Culture entre 2009 et 2012. Il est notamment l’auteur de La Mauvaise Vie et de La Récréation (prix du Livre politique 2014).
Photo: © Herique / Perrin / Bestimage
Extrait
I. Thierry
Quelques souvenirs. On jugera peut-être que nous étions de très sales gosses Thierry et moi, enfants de riches habitués à une vie facile, immatures, volontiers malfaisants, obsédés par la violence et par le sexe. La vérité est bien différente, les anecdotes que je relate ne rendent pas compte suffisamment de l’intensité de notre amitié ni de l’extraordinaire personnalité de Thierry. Nos conversations qui occupaient l’essentiel du temps que nous passions ensemble se sont évanouies tandis que certaines images se sont imprimées dans ma mémoire à tel point que je les emporterai avec moi jusqu’à ma mort. Mais elles ne saisissent que des instants éparpillés autour d’une existence bien plus ample qu’il s’acharnait à construire avec une énergie, un courage et une lucidité qui me paraissent encore exemplaires tant d’années plus tard et avant que l’oubli n’efface tout à fait ce qu’il fut, lorsque disparaîtront à leur tour tous ceux qui le connurent. Au fond, c’est seulement de moi que je parle quand je parle de lui. Thierry aimait son petit Freddy, il lui aurait pardonné cette trahison. Je regrette aussi d’avoir écrit ce texte, il m’aide pourtant à supporter le manque et le chagrin que je ressens à chaque fois que je pense à lui.
II. Charles Cahier
Charles Cahier est mon ami. Il est mort il y a très longtemps, tué à la guerre sur le front
d’Orient. On disait « au champ d’honneur », c’est une expression qu’on n’utilise plus beaucoup. Je le retrouve dans mes rêves, endormis ou éveillés. Il ne me connaît pas mais j’ai tant marché sur ses traces que je le connais très bien. J’ai gardé beaucoup de lettres de lui, tous ses poèmes, des souvenirs de sa vie qui m’ont été rapportés et que j’ai rassemblés peu à peu. Je veux penser qu’il aurait été surpris par mon insistance que rien ne laissait prévoir, touché même, et qu’il m’aurait aimé finalement comme je l’aime. C’était aussi mon grand-oncle, le frère aîné de mon papy qui me parlait de lui avec émotion. Mon papy est mort quand j’avais 17 ans, je me souviens très bien de lui, je me remémore naturellement ses traits d’esprit pour me soutenir quand je traverse des périodes difficiles ou que je me heurte à la hargne des imbéciles. Il m’apparaît comme une photocopie un peu décolorée de son frère, en moins fort, moins amer, moins timbré, ayant plutôt bien réussi sa vie, tout de même noyée dans le whisky vers la fin, quand il me semble que Charles était parti pour rater la sienne comme leur autre frère Fernand que j’ai à peine connu et qui a gâché ses qualités à trop courir après les femmes avant de finir dans un petit appartement à Cagnes-sur-Mer, avec une épouse victime, ex-belle-fille dans le genre ordinaire draguée dans un magasin de chaussures, qu’il menaçait constamment de quitter. J’ai lu des lettres de lui, fort bien écrites et atroces, sur l’enfer quotidien de leur couple vieillissant. Comme leur sœur aussi, Mercedes, qui a emprunté plein de mauvais chemins et assumé sans remords des opinions épouvantables avant de vivre très âgée telle une Américaine à bijoux, peinte, liftée, vitupérante. « La chauve-souris », disait mon papy qui se méfiait d’elle et la trouvait quand même courageuse et romanesque. Elle le fut sans doute à sa manière qui était aussi dangereuse pour ses ennemis. Elle en eut beaucoup, il faut se reporter à la désespérante période des années trente et quarante pour émettre un jugement et y voir plus clair. Je la considérais avec une curiosité inquiète, elle m’appelait son petit flirt, je n’ai jamais compris pourquoi. Enfin tout ça, ce sont des souvenirs fragiles où j’étais encore bien jeune et où ils ne faisaient pas très attention à moi. Auprès de chacun d’eux, je cherchais Charles et je retrouvais des indices, mais ils avaient continué à vivre alors qu’il avait bel et bien disparu à 26 ans dans un trou perdu des Balkans. C’était de plus en plus loin. Et quand j’essayais d’imaginer ce qu’il serait devenu, avec les exemples dont je disposais et des jugements empathiques et vagues ternis par le temps, le pronostic était trouble et plutôt sombre. Pour reconstruire l’avenir de ceux qui n’en ont plus, ce qu’ils laissent derrière eux suffit à peine. Charles lui-même semblait préférer l’oubli à la mémoire.
III. Ils viendront te chercher
Andrea vient de mourir à Sydney, en Australie, si loin de Rome, si loin de moi. Je n’avais presque plus de nouvelles de lui depuis plusieurs mois. Notre dernier échange sur Skype s’était achevé abruptement car il était déjà trop fatigué pour soutenir l’effort d’une longue conversation. Ensuite, il n’avait plus répondu à mes appels que par de brefs messages, toujours affectueux mais comme détachés de nos souvenirs. La mort de Geronimo, emporté à Milan par le Covid au début de l’épidémie, l’avait certainement dévasté, mais il ne voulait pas l’évoquer non plus. J’ai seulement reçu un faire-part, le chagrin était trop lourd. Ce même chagrin que j’éprouve aujourd’hui en apprenant qu’Andrea s’est éteint.
Maintenant toute cette histoire est achevée. Elle m’aura accompagnée depuis la fin de mon enfance d’une manière obsédante et quasi clandestine. Je crois n’en avoir jamais parlé, autrement que par des allusions très vagues auprès d’inconnus qui n’écoutaient pas et de toute façon personne n’aurait compris. Les « amis pour la vie » étaient trois : Andrea, Geronimo et moi, le garçon venu d’ailleurs qui les avait aimés longtemps, sans qu’ils le sachent et dont ils avaient finalement accepté la présence quand ils me connaissaient à peine. Ils étaient alors âgés, avec toute une vie derrière eux mais encore juvéniles et attachés à leur passé, comme je l’étais aussi moi-même. Nous avions toujours Rome au cœur. Je garde leurs images, le son de leurs voix, des traces éparses de leurs existences et de leurs familles. Et puis un sentiment de très grande tristesse en pensant à leur mort et à la solitude où elle me laisse, pour affronter sans eux la mienne qui ne devrait pas tarder. Et après moi, qui se souviendra encore de nous ?
Amis pour la vie (Amici per la pelle en italien) est un film de Franco Rossi qui date de 1955. Il raconte l’histoire de l’amitié entre deux garçons au seuil de l’adolescence. L’un des deux est un angelot de bonne famille, poli et vêtu comme un milord, il n’a plus sa mère et vit avec son père, un diplomate important, c’est Andrea. L’autre est un beau gosse plus populaire, vivant au sein d’une famille chaleureuse, il est aventureux, regarde un peu partout et sait user de son charme, c’est Geronimo. Dans le film, ils s’appellent Franco et Mario mais ils sont si à l’aise dans leurs rôles que je préfère leurs vrais prénoms, c’est à croire que le scénario a été écrit spécialement pour eux.
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